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« La créativité, c’est l’intelligence qui s’amuse », disait Albert Einstein : un webinar Learn Everywhere, avec Luc de Brabandere

Rédaction Blog

Il y a 3 ans

Interview

 

« La meilleure manière d’avoir de bonnes idées, c’est d’en avoir beaucoup. »

Walt Disney l’avait bien compris. Il envoyait un dollar à quiconque lui envoyait une idée, quelle qu’elle soit !

Mais alors comment être créatif, sans débourser un dollar (ou presque), et favoriser l’innovation ? Luc de Brabandère, professeur à Centrale Paris et Fellow du BCG, spécialiste de la créativité vous dit, dans ce webinar, (presque) tout sur :

  • Ce qu’est réellement la créativité,
  • Comment rester créatif sous contrainte,
  • Et les méthodes pour être créatif !

 

Luc de Brabandere

Luc de Brabandere, Senior Advisor et Fellow du Boston Consulting Group, pratique la philosophie en entreprise. Il enseigne à l’école Centrale Paris et à la Louvain School of Management. Spécialiste de la créativité, il est l’auteur, d’une douzaine de livres qui sont devenus une référence en la matière. Il a également co-fondé CartoonBase pour promouvoir l’utilisation du dessin humoristique et encourager la créativité dans le graphisme et les illustrations en tout genre.

Luc de Brabandere, associé à Anne Mikolajczak, ont publié deux cours sur toutes les plateformes Coorpacademy : Organiser des sessions de créativité et Les biais Cognitifs : les pièges de la pensée.

Découvrez le replay du webinar !

Armelle Lavergne : Bonjour à tous, et bienvenue dans cette 8ème édition de Learn Everywhere ! Une huitième session sous le signe de la créativité ! Je me présente rapidement, je m’appelle Armelle Lavergne, je gère les partenariats et l’équipe pédagogique de Coorpacademy, et je suis co-présentatrice de ce webinar car nous allons avoir une discussion avec un de nos partenaires phares et assez ancien, puisqu’il nous a fait confiance depuis quelques années : Luc de Brabandere. Luc, je te laisse te présenter.

Luc de Brabandere : Bonjour, je suis donc partenaire de co-édition de contenu de Coorpacademy. Par ailleurs, je suis aussi fondateur de Cartoonbase et effectivement Fellow au Boston Consulting Group. Cartoonbase, c’est une agence où les consultants et les artistes travaillent ensemble. J’ai toujours été convaincu que les artistes pouvaient apporter beaucoup aux entreprises, mais qu’ils avaient un peu de mal à parler. J’ai donc voulu construire le module manquant, et Cartoonbase fonctionne très bien.

Armelle Lavergne : Merci pour cette introduction, nous pouvons rentrer dans le vif du sujet. Aujourd’hui, nous allons parler de créativité. Nous diviserons cet exposé en trois parties distinctes. Tout simplement, nous allons commencer par la base, qu’est-ce que la créativité ? Ce sera important pour définir le sujet. Ensuite, dans un deuxième temps, nous allons voir comment la contrainte est une alliée de la créativité, notamment en temps de crise : aujourd’hui, nous manquons de budget, la période est incertaine, et nous allons voir comment cette contrainte est un véritable levier pour la créativité. Enfin, nous essaierons de vous donner des conseils pour pouvoir organiser une session de créativité, ce qui permettra aussi de rebondir sur le cours que nous avons sorti dernièrement avec Luc. Nous répondrons ensuite aux questions posées durant ce webinar.

Pour que ce soit interactif dès le début, voici une première question.

La pensée créative repose avant tout sur notre capacité à :

  1. Être inventif ?
  2. Changer de regard ?
  3. Suivre son intuition ?

Une majorité de gens nous dit « Changer de regard ». Luc, 74 % des répondants disent qu’il faut changer de regard pour faire preuve de pensée créative et pour commencer à être créatif. Qu’en penses-tu ?

Luc de Brabandere : Que nous pouvons en rester là, car c’est une très bonne réponse ! Pour moi, c’est la meilleure réponse. Je ne dirais pas la « bonne » car rien n’est ni tout blanc ni tout noir, pour moi c’est effectivement la meilleure réponse. D’ailleurs je vais illustrer immédiatement. Je crois qu’il y a une connexion entre l’imagination et les images ; ce n’est pas un hasard si le mot « image » se trouve dans le mot « imagination ». Alors , pour préciser ce dont on parle, la définition de la créativité, nous allons regarder, ensemble, quelques images. J’ai préparé 5 images, 3 petites histoires, que je vais commenter, et qui sont issues de l’histoire des moyens de transport à travers les âges.

La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse, image et imagination

Vous avez devant vous un bateau, qui a vraiment existé il y a environ 200 ans et qui appartenait à la marine française, qui s’appelait le Sphinx. Ce bateau a quelque chose de très particulier : il est hybride. On voit bien qu’il y a à la fois des voiles et un semblant de machine à vapeur. C’est intéressant de se poser la question du regard que les gens ont et posent sur ce bateau. Imaginez, sur la plage, deux personnes différentes qui regardent le même bateau. Imaginez quelqu’un d’assez conservateur, qui n’aime pas trop le changement, pas trop la nouveauté. Comment va-t-il décrire ce qu’il a vu ? Il va dire : « J’ai vu un bateau à voile sur lequel on a rajouté une machine à vapeur ; finalement, c’est peut-être bien quand il n’y a pas de vent. »

Par contre, quelqu’un qui change de regard, lui, c’est le créatif. Il va dire : « J’ai vu un bateau à vapeur. Bon, on a gardé les voiles, on ne sait jamais si la machine est cassée, il vaut peut-être mieux les garder. » Néanmoins, on voit bien la grande différence ! Celui qui ne change pas son regard voit la vapeur comme un supplément à quelque chose d’existant, celui qui change son regard voit un autre monde, le monde de la marine à vapeur. 

La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse : l'image des sept mâts

Cette image, c’est véritablement la conséquence du non-changement de regard. Ce bateau est le plus grand voilier jamais construit, le bateau a été construit 50 ou 60 ans après, et nous voyons bien que quand nous ne changeons pas de regard, nous sommes dans le « plus la même chose », c’est plus grand, c’est plus fort, c’est plus beau, mais c’est plus de la même chose. Le véritable message de la créativité c’est autre chose. Nous allons prendre un deuxième exemple.

La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse - image et imagination avec le vélocipède

L’exemple du vélocipède donc. C’est extraordinaire. Je suis un passionné de vélo, et il faut bien comprendre que personne n’a jamais inventé le vélo. Personne ne s’est dit un jour : « Tiens, j’ai une idée, je vais faire un vélo. » Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Le premier moment, c’est celui du vélocipède. Le mot le dit bien, velos, rapide, pède, pieds. Le premier engin imaginé, bien avant le vélo tel que nous le connaissons, c’est un engin qui permet aux pieds d’aller plus vite. La suite ? Dans une descente, un vélocipédiste s’est rendu compte qu’il n’avait plus besoin de ses pieds, que l’engin avançait tout seul. Il s’est alors dit : « Tant qu’à faire, j’aimerais bien remonter en face, après la descente ; donc je vais mettre des pédales, etc. » On voit bien que les idées, l’innovation, n’est jamais que la moitié du sujet. La créativité, c’est la capacité à remettre en question au moins une des hypothèses qui sous-tendent notre manière de voir le monde et de passer à l’acte. Prenons un troisième exemple.

La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse - l'exemple du wagon, image et imagination

Toujours dans les transports donc, regardez bien le wagon, pas la locomotive mais bien le wagon. Regardez comment le wagon est construit. Il est construit comme une somme de trois diligences. La créativité, c'est l'intelligence qui s'amuse - l'exemple de la diligence

Regardez bien le module central, le U avec le deux portes. On voit très bien que le wagon est construit comme une somme de diligences. On voit bien toute la différence entre les deux manières de faire. Ou bien on est dans le plus de la même chose, et le wagon effectivement c’est beaucoup mieux que la diligence, ou bien on est dans autre chose, et cela me permet maintenant de définir – le philosophe aime définir – que l’innovation c’est la capacité d’une entreprise à faire changer les choses, la créativité c’est la capacité d’un individu à changer sa manière de voir, de regarder les choses. Ce n’est pas du tout la même chose !

Un des grands créatifs de l’Histoire, Copernic, il ne faut pas l’oublier, c’était un Big Bang à la Renaissance (l’héliocentrisme), mais un Big Bang extraordinaire qui n’a eu aucun impact sur le système solaire. Le système solaire est aujourd’hui exactement comme avant Copernic. Copernic représente la créativité pure. Pour les entreprises, le problème, c’est qu’il faut être plus fort que Copernic, il faut non seulement changer de regard, mais il faut aussi passer à l’action et à l’innovation.

Armelle Lavergne : Changer de regard, et aussi penser dans un autre cadre, nous l’aborderons à la fin de cet exposé. Nous passons maintenant à la deuxième partie, qui commence, comme chaque fois, par une nouvelle question.

Quel est le dénominateur commun de ces créations artistiques ? 

  1. La disparition de Georges Perec
  2. Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet
  3. Le boléro de Ravel

Une question ouverte donc. Ces trois oeuvres artistiques ont un point en commun.

Luc de Brabandere : J’aime beaucoup la réponse « Se priver d’un élément ». Effectivement, ces trois créations sont nées dans la contrainte. Une contrainte énorme. Le roman de Perec est écrit sans la lettre « e », l’oeuvre de Jean-Pierre Jeunet a été réalisée avec un budget minuscule, et Le boléro de Ravel est pratiquement complètement en Do majeur. Il a écrit quasiment toute la partition en Do majeur, sauf la fin qui est en Mi. Ces trois oeuvres sont trois enfants de la contrainte. L’idée à faire passer maintenant, c’est justement cette amitié, cette complicité, cette alliance entre la contrainte et la créativité. Ces trois exemples viennent certes de l’art, mais vous avez la même chose dans la science. Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de la science, et l’histoire de la science, c’est la créativité à cause de la contrainte. Je vais illustrer cela avec une histoire extraordinaire.

La contrainte alliée de l'imagination - Aristote

L’histoire, c’est celle de Galilée. Mais on va d’abord rester une seconde sur cette première image. À l’époque de Galilée, il n’y avait ni chronomètre, ni vidéo, ni laser, rien du tout. Et Galilée était convaincu qu’Aristote se trompait. Aristote disait qu’un corps, en chutant, avait une vitesse constante. Effectivement, cela va tellement vite qu’on ne se rend pas compte d’un quelconque changement de vitesse. Galilée est convaincu qu’un corps ne chute pas à vitesse constante. Et il a une idée extraordinaire de créativité. Il admet qu’il n’est pas capable de résoudre le problème avec ses yeux, parce que le corps chute trop vite. Donc il se dit alors : « Je vais le résoudre avec mes oreilles. » Il va donc construire un plan incliné que nous allons voir dans l’image ci-dessous.

La contrainte alliée de l'imagination, l'histoire de Galilée

Un plan incliné que nous pouvons d’ailleurs toujours voir à Florence, au Musée Galilée au bord de l’Arno. Il a commencé à jouer avec des cloches. Il les a positionnées le long du plan incliné et il a laissé tomber une boule, similaire à une boule de pétanque. Il s’est alors rendu compte qu’en mettant les cloches, comme sur le dessin, à distance 1 – 2 – 4 – 8, donc en progression géométrique, que la boule, en chutant, avait un rythme constant. Il a donc compris que l’accélération était bel et bien présente, et il a aussi pu la calculer, à une époque où il n’y avait pas de montres. Une idée comme celle-ci naît dans la contrainte.

Dans les entreprises, c’est la même chose. Ce qu’on vient de vivre avec le confinement a été une énorme source de créativité. On a tous été obligés d’inventer des choses, justement à cause de la contrainte. Pour ma part, j’enseigne, et donc j’interroge des étudiants en philosophie, et chaque année j’avais des questions assez originales. Un livre ouvert mais écrans Internet fermés. Cette année, ce n’était pas possible ! Mais mes étudiants auront Internet. Comment, alors, interroge-t-on des étudiants qui ont Internet, en philosophie ? J’ai été obligé d’inventer des questions tout à fait nouvelles. Je leur ai demandé, par exemple : « Imaginez que vous êtes un grand patron et que vous devez engager dans votre entreprise Aristote, Platon, Kant et Descartes. Où les placez-vous ?  » Ce genre de questions a extrêmement bien marché ! Ils ont directement dit : « Aristote à la R&D, Descartes au contrôle de gestion, Kant sans doute aux Ressources Humaines… »

La contrainte est bien une amie de la créativité. 

Armelle Lavergne : Est-ce que tu aurais des conseils à donner si on veut stimuler, par exemple, cette créativité en entreprise. Je sais que tu as animé de nombreux séminaires et aidé dans les entreprises à faire en sorte qu’il y ait de la créativité cadrée, aurais-tu des conseils ?

Luc de Brabandere : Justement, on peut se baser sur cette complicité entre la contrainte et la créativité, si on peut l’organiser. Une chose que je recommande à tout le monde, c’est d’attaquer par les mots. Si par exemple, vous acceptez de parler de votre métier sans utiliser les cinq mots que vous utilisez d’habitude pour décrire votre métier, vous allez nécessairement voir d’autres regards apparaître. Si on demande à la SNCF de décrire son métier sans utiliser le mot « train » et le mot « gare », ils seront obligés de parler autrement de leur métier. C’est un conseil parmi d’autres, mais il y a beaucoup de manières de stimuler la créativité en entreprise.

La contrainte nous pousse plus loin, c’est certain. L’alexandrin, par exemple, est une contrainte terrible, et a poussé les grands auteurs au-delà de leurs limites. D’ailleurs, Victor Hugo dit dans l’un de ses textes, Les Contemplations : « Et je n’ignorais pas que la main courroucée. Qui délivre le mot, délivre la pensée. » Il exprimait, par un alexandrin, la puissance de l’alexandrin. Bon, quand on lit cela, on dépose son stylo et on fait autre chose qu’écrire !

Armelle Lavergne : Parfaite citation pour passer à la troisième partie, sur l’organisation d’une session de créativité. Qui commence, encore une fois, par une question.

Réussir une session de créativité, c’est comme…

  1. Faire monter une mayonnaise : il faut les bons ingrédients, une bonne recette, une méthode claire et un bon coup de main.
  2. Finaliser un puzzle : il faut connaître ou imaginer en avance le résultat, avoir une vision d’ensemble et un peu de feeling et de chance.
  3. Mettre un satellite en orbite : il faut que l’idée retenue poursuive son parcours quand la session est terminée.

Luc de Brabandere : Il y a une meilleure réponse, qui est la mienne, mais il n’y a pas de science de la créativité. Pour moi, c’est la métaphore du satellite en orbite. Pourquoi ? Pour beaucoup de raisons. Pour moi, une idée nouvelle, produite par une session de créativité, c’est le petit bijou qui est mis sur orbite par une fusée qui s’appelle « méthode de créativité », « session de créativité », « brainstorming ». La méthode en elle-même consomme beaucoup de temps, d’énergie, mais ce qui est important, c’est ce petit bijou qui va être mis en orbite, qui va continuer à vivre alors que la session s’arrête.

Imaginez quelqu’un, devant un piano, avec ses mains attachées. Vous vous dites : « Il ne sait pas jouer au piano, celui-là, ce n’est pas possible. » Alors, on va défaire ses liens. Et vous êtes déçus parce qu’il ne sait toujours pas jouer au piano. En fait, il n’a jamais appris. On voit bien qu’il y a deux éléments à la créativité. Le premier, c’est d’enlever les liens. C’est ce qu’on a fait dans les deux premières parties. Libérer, avoir de l’air. Mais quand on est libre, c’est à ce moment-là que l’on applique les méthodes. En l’occurence, dans l’exemple du piano, le solfège. Les méthodes de créativité existent, et elles sont extrêmement utiles. D’une certaine manière, jouer avec les mots comme je le disais, c’est une méthode de créativité.

Je crois que la créativité a ses règles, que l’on peut jouer mieux que d’autres si on comprend bien les règles. Prenons un nouvel exemple.

Organiser une session de créativité - le premier ordinateur, Apple 1

Ceci est assez extraordinaire. Ceci est l’Apple 1. Pour ma génération, on dit tous que le premier ordinateur individuel, ou personnel, c’est l’Apple 2. Pas du tout ! Le premier, c’est l’Apple 1. Celui-là, je l’ai vu au Musée Apple à Prague. Vous y voyez même le mode d’emploi signé à la main par Steve Wozniak ! Regardez ce que vous avez devant vous. Imaginez que c’est avec cela qu’ils ont fait une entreprise qui vaut aujourd’hui plus que tout le CAC 40 ! Maintenant mettez-vous à la place de quelqu’un, à l’époque, à qui on demanderait : « Est-ce que c’est une bonne idée ? » Il y avait 1 000 raisons de dire non ! Cette chose va se défaire, c’est encombrant, on va se brûler, on va recevoir du courant dans les doigts, etc.

Pourquoi je montre cela ? Pour faire passer un message extrêmement important.

Organiser une session de créativité, le labyrintheC’est un petit cartoon, car j’ai aussi ma passion pour les bandes dessinées. Je suis Belge, du pays du dessin, le dessinateur des Schtroumpfs habitait en bas de ma rue, c’est un monde que je connais plutôt bien. Ce dessin, pour moi, est très important. Il rappelle quelque chose d’essentiel. C’est que le cerveau est un moteur à deux temps, deux temps qui ont des fonctions totalement différentes.

Le premier temps, c’est l’imagination, c’est l’ouverture, c’est la divergence. Le deuxième temps, c’est la convergence, c’est le choix, c’est la décision. Nous sommes tous équipés de deux cerveaux, ce qui est une très bonne nouvelle, mais la mauvaise nouvelle, c’est qu’ils ne s’aiment pas ! Ils passent leur temps à se battre. La règle consiste à respecter les deux temps de la pensée. J’en déduis immédiatement qu’une idée nouvelle n’est jamais bonne. Et elle n’est jamais mauvaise. 

Dans une session de créativité, quand quelqu’un arrive avec quelque chose, une idée, surtout ne pas juger, surtout ne pas dire « oui, mais…« . Parce qu’évidemment que ce n’est pas bon ; une idée dans un premier temps n’est jamais que nouvelle. Et c’est à ce moment-là que tout se joue ! Ou bien nous disons « oui, mais… » et nous tuons l’idée, nous oublions, nous passons à autre chose… Ou bien nous disons « oui, et…« , et parfois, nous gagnons le gros lot.

Armelle Lavergne : Nous avons des questions de participants. Quelles sont les règles et les bonnes pratiques pour animer un atelier de créativité ? Évidemment, il y en a plein dans le cours que nous avons co-édité ensemble, mais Luc, est-ce que tu aurais, aujourd’hui, quelques conseils à nous fournir pour préparer cette session de créativité au mieux ?

Luc de Brabandere : Il y a tellement d’idées que je vais avoir du mal à choisir. Je vais vous en donner une qui me tient particulièrement à coeur. Au BCG, j’avais comme mission de former des formateurs. Un jour, une femme particulièrement douée m’a dit : « Je veux faire ça. » Et je me suis dit que c’était formidable, c’était ce qu’elle voulait. Je me suis mis dans le fond de la salle pour sa première animation. Ce n’était pas bon du tout ! Je me suis demandé ce qu’il se passait, j’étais motivé, elle était très douée, où était donc le problème ? En fait, elle essayait de m’imiter. Et cela ne marche pas. Si on veut être un bon comptable, il faut imiter un bon comptable. Si on veut être un bon maçon, il faut imiter un bon maçon. Si on veut être un bon animateur, il ne faut surtout pas essayer d’imiter un bon animateur : il faut construire sur ses propres passions.

Je l’ai appelée, je lui dis : « Dis-moi quelle est ta passion en dehors du business ? » Elle m’a répondu : « L’architecture. » Je lui ai alors dit : « Écoute, on va faire un deuxième essai, mais je veux seulement voir au tableau des images de bâtiments. » Et là, elle a été brillante, car elle a construit le message sur sa passion. C’est la réponse que je donnerais.

Armelle Lavergne : Comment fait-on pour libérer la créativité en respectant le ou les processus ? Si on doit résumer, la créativité, c’est changer de regard, changer de cadre, donc cela sous-entend qu’il y a tout de même des méthodes et un processus qu’il faut potentiellement suivre. Dans le cours, par exemple, on commence par dire de réunir une équipe très diverse. Peut-être que la diversité est un point important pour libérer la créativité, c’est quelque chose que tu nous a beaucoup répété lorsque nous avons construit le cours ?

Luc de Brabandere : Il est clair, je le crois en tout cas, que nous sommes tous créatifs. Nous le sommes tous, à des degrés divers, et surtout de diverses manières. Il y a des gens qui se promènent dans la forêt et qui ont plein d’idées, il y a des gens qui bricolent dans leurs garages toute la journée et qui ont plein d’idées… Il y a toute une série de profils de créativité. Je crois qu’une bonne session de créativité peut venir de la diversité des profils engagés. Si vous ne mettez que des bricoleurs autour de la table, je ne crois pas que de grandes choses sortiront de cette session. Si vous ne mettez que des visionnaires, vous n’aurez peut-être jamais rien de concret. Comme pour un entraîneur de football, il y a un art de créer une équipe lorsqu’on organise une session de créativité.

Je voudrais aussi revenir sur le mot « cadre », car c’est un mot extrêmement important. Sortir du cadre, out of the box, ce n’est pas la bonne expression. Qu’est-ce que le cadre ? Le cadre, dont il faut sortir, c’est un ensemble d’hypothèses que l’on fait à propos d’un sujet. Si vous êtes dans une banque, et qu’on vous demande de sortir du cadre, on ne vous demande pas de sortir de la banque, on vous demande de sortir de la manière dont vous simplifiez le métier de banquier depuis de nombreuses années. Et c’est tout à fait différent !

Le cadre, ce sont des jumelles. Toute idée sort d’un cadre ! Simplement, quand le cadre est vieux, l’idée est un peu décevante. Et la créativité, ce n’est pas tant sortir du cadre, c’est construire de nouveaux cadres, de nouveaux regards. C’est là que nous revenons à notre introduction.

Armelle Lavergne : Nouvelle question. Les entreprises qui ont peu de contraintes, c’est-à-dire parce qu’elles sont en monopole, ou qu’elles sont extrêmement riches, est-ce qu’elles sont moins innovantes ?

Luc de Brabandere : Je dirais qu’il n’y a pas de règles, pas de séances. Disons que toute tentative de trouver les règles de la créativité est vouée à l’échec, puisque par définition, elles n’existent pas. Faut-il, par exemple, pour avoir des idées, être seul ou en groupe ? Parfois l’un, parfois l’autre. Faut-il avoir beaucoup de moyens ? Parfois oui, parfois non. Pendant la guerre, on a inventé des tas de trucs à cause de la contrainte, mais effectivement des entreprises qui ont des budgets énormes de recherche et qui sortent de la contrainte ont également parfois beaucoup d’idées, notamment en recherche fondamentale. Ne cherchons pas les règles de la créativité, elles n’existent pas ! Nous devons engager, avant tout, je dirais un acte de foi. Croire que c’est possible, que c’est important et, finalement, peu importe d’où elles viennent, ces idées. Je suis frappé de voir à quel point les clients ont des idées, écoutez vos clients !

Prenons l’exemple de General Motors. Il y a 100-110 ans, ils ont lancé leur première voiture. C’était surtout dans la région de Chicago, Cleveland, des Grands Lacs. Les clients étaient à l’époque majoritairement des agriculteurs. Que faisaient-ils ? Dès qu’ils recevaient leurs voitures, ils enlevaient la banquette arrière. Pourquoi ? Car ils avaient besoin de place pour transporter de la paille ou autre. Il a fallu 4 à 5 ans à General Motors pour « inventer le pick-up ». Mais ils n’ont rien inventé du tout, ils ont écouté les clients qui ont dit, dès le premier jour, qu’ils n’avaient pas besoin de la banquette arrière parce qu’ils avaient besoin de plus de place.

Armelle Lavergne : Merci pour cette réponse, Luc. Une autre question, comment peut-on parler de créativité en se dissociant de « l’artiste artistique » ?

Luc de Brabandere : C’est extrêmement important ! Cela fait partie des stéréotypes, que la créativité est égale à art, publicité, musique… Pas du tout ! Créativité = comptabilité, informatique, médecine, philosophie… On a tous un regard. L’avocat voit la justice, le médecin la médecine, le dentiste la médecine dentaire… Il n’y a absolument pas de liens entre la créativité et l’art ! L’art est un sous-ensemble. Quand j’ai du temps, je développe la découverte, l’invention et la création en disant : « Effectivement, la création est indispensable dans le monde de l’art, l’invention dans le monde des affaires et la découverte plutôt dans la recherche fondamentale. » Mais cela n’est pas important, nous sommes tous concernés par ce problème de changer de regard, de regarder autrement.

Armelle Lavergne : Merci pour ce retour. Une autre question : est-ce qu’il ne faudrait pas être plus frugal, contraint, plutôt que de tout miser sur des Innovation Labs, très bien équipés et finalement peut-être très peu innovants ?

Luc de Brabandere : Je ne répondrai jamais à une question visant à faire un choix comme celui-ci, visant à définir si quelque chose vaut mieux qu’autre chose. Il faut sortir de la logique du « ou » qui nous vient d’Aristote, la logique du tiers exclu. Il faut utiliser « et » ! La frugalité ET l’abondance. Il faut le matin ET le soir. La solitude ET le groupe. Il faut tout prendre !

Armelle Lavergne : Il y a aussi une question sur le lien entre créativité et innovation. Quel est le lien ou quelle est la différence entre créativité et innovation ?

Luc de Brabandere : Je vais donner l’exemple de Copernic. Copernic, c’est la créativité pure. Créativité extraordinaire, zéro innovation. Car on ne peut pas commencer à bouger les planètes. Zéro innovation donc ! La créativité existe sans innovations, et Copernic en est un très bon exemple. L’innovation existe aussi sans créativité. C’est la capacité de faire plus, mieux, moins cher, etc. Je lisais un article sur la grande bataille des capsules de café entre les différents acteurs du marché : on voit bien que nous sommes dans le monde de la compétition, de l’innovation. Petite capsule, grande, en plastique, en aluminium, je suis à ce moment dans l’innovation. C’est très bien l’innovation ! Mais à un moment donné, il faut autre chose. Quand les ventes chutaient un peu chez Gillette, ils rajoutaient une lame au rasoir. Un moment, cela suffit, il faut changer de regard.

La créativité existe sans innovation, et réciproquement. Kodak en est un exemple tragique. Quand j’avais 20 ans, Kodak, c’était Apple. Ils avaient plus de la moitié des parts de marché. Aujourd’hui, ils sont en faillite. Ils ont tout inventé : la photocopieuse, la photographie instantanée, ils étaient les premiers sur le CD-Rom. Mais ils ont vu le CD comme un bel instrument pour mettre des photos. Ils n’ont pas changé de regard. Qu’est-ce qu’il s’est passé chez Kodak ? Beaucoup de créativité, pas d’innovation.

Un autre exemple, c’est l’informatique européenne. Philips, Bull, Siemens, Logabax, tout est parti ! Pourquoi ? De l’innovation, mais jamais de créativité. Quand on regarde Apple et comment ils ont inventé l’iPod / iTunes, qui ont été des révolutions dans la musique. La véritable question, c’est comment se fait-il que ce ne soit pas Sony qui l’ait inventé ? Sony l’avait avec le Walkman. Un outil que l’on mettait à sa ceinture avec des écouteurs dans les oreilles. Sony avait l’outil. Comment est-ce possible, quand on l’a, de le perdre ? Car on a pas changé de regard, en l’occurence, sur le monde de la musique. Le Walkman, c’est encore cette idée de l’album avec 12 chansons à la fois, sans téléchargement. N’importe qui, LVMH aurait pu inventer l’iPod !

Armelle Lavergne : Si l’on résume, et que l’on reprend la métaphore du satellite en orbite, la créativité, c’est avoir des idées, l’innovation, c’est réussir à les faire vivre.

Luc de Brabandere : Voilà. La créativité est l’aptitude de l’individu à changer son regard. L’innovation, c’est l’aptitude d’une entreprise, d’un groupe, d’une organisation, à changer la réalité des choses. Forcément, les entreprises doivent être plus fortes que Copernic, c’est pour cela que c’est si difficile.

Armelle Lavergne : Merci Luc. Comment aider un créatif à converger, à l’aider à se canaliser, à se cadrer ? C’est le problème de certaines sessions de créativité ?

Luc de Brabandere : Absolument. Je recommande beaucoup les binômes. Je crois qu’il y a des gens qui sont plutôt divergents, d’autres plutôt convergents : l’équipe gagnante, c’est quand il y a les deux. Yves Saint-Laurent, sans Pierre Bergé il ne serait jamais arrivé là où il est arrivé. Même Jules Verne, qui est l’un des plus grands créatifs de l’histoire de la littérature, quand on lit sa biographie, il doit énormément à son éditeur, Hetzel, qui était très contraignant. Il disait : « Jules, c’est trop long, je ne comprends pas, cela ressemble trop à l’autre, raccourcis… » Mais ils étaient d’accord. Je crois beaucoup aux binômes.

Armelle Lavergne : Est-ce que les contextes de crise sont plus favorables au développement de la créativité ?

Luc de Brabandere : Il y a des idées extraordinaires, dans l’Histoire, qui sont nées en temps de crise, il y en a qui sont nées dans des périodes de paix absolues. Il n’y a pas de règles. Par contre, on peut aussi simuler la crise. Il est vrai que si nous regardons la Seconde Guerre Mondiale, on y a inventé des tas de choses, et c’est un peu tragique. Mais ne cherchons pas les lois, c’est un acte de foi.

Armelle Lavergne : Ne cherchons pas les lois mais si nous souhaitons aider nos participants qui vont se dire : « OK, demain, je vais essayer de changer de regard, essayer de faire ce binôme« ,  est-ce que tu as des techniques, simples, pour être plus créatif au jour le jour ? Des réflexes, des remises en question ?

Luc de Brabandere : Changer ses habitudes. Ne pas aller dans le même restaurant, ne pas prendre le même moyen de transport, par exemple acheter un journal qui ne nous intéresse pas. Je ne suis pas un chasseur, j’achète le journal des chasseurs. Il y a toujours un moyen de se perturber. Il y a un certain nombre de règles qui ne sont pas difficiles à mettre en place. Par exemple, dans une session de créativité, une règle qui est très importante, c’est le point de départ. Une bonne session commence par une bonne question. Et une bonne question n’est pas évidente. Si quelqu’un demande : « Comment faire pour que ça aille mieux dans l’entreprise ?« , ce n’est pas une bonne question, il y a toute une série de critères. Je crois vraiment qu’il existe des règles, mais ce n’est pas la vraie difficulté. La véritable difficulté, c’est de croire que c’est possible et que c’est amusant. Il y a un vrai plaisir. Mon premier livre avec Anne Mikolajczak s’appelle Le Plaisir des Idées. Ce n’est pas forcément le meilleur livre, mais c’est très certainement le meilleur titre !`

Armelle Lavergne : Merci beaucoup, Luc. On vous propose aussi des liens, pour aller plus loin.

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